Comment juger une
Année particulièrement mouvementée ?
Avec la période
finale des examens, l'année universitaire 2021 tire effectivement à sa fin. La
jauger de manière objective et détachée est une tâche particulièrement ardue
tant que s'empêtrent différentes considérations et situations, sans compter que
notre pays vit une situation exceptionnelle hautement volatile et où la
sérénité n'est à trouver nulle part. J'ajouterais que je n'ai pas accès aux
statistiques officielles et donc mes réponses seront plutôt tirées du vécu sur
le terrain. D'ailleurs, les chiffres comme discutés en détail dans des
contributions précédentes ne veulent souvent pas dire grand-chose. D'abord ils
ne sont pas disponibles en temps réel et pourront ne pas l'être avant belle lurette,
ensuite ils sont triturables à souhaits suivant le but recherché, enfin et
surtout, ils ne sont pas fiables parce que «professionnellement» biaisés sans
que cela soit nécessairement empreint de mauvaises intentions. Ainsi comment
interpréter des rapports de Comités pédagogique (CP) qui nous sont demandés de
manière routinière lors de réunions de faisant état d'un taux d'avancement de
modules de 80% et plus chez certains collègues alors que le temps pédagogique a
été réduit de moitié et les enseignements se font avec des effectifs clairsemés
? C'est quoi cela, un miracle ? De tels rapports arrivant aux services
concernés du ministère de l'Enseignement supérieur vont produire des bilans
élogieux, mais surréalistes et trompeurs. On pourrait presque à en arriver à
recommander que l'année universitaire soit dorénavant raccourcie vu les
performances équivalentes à celles régulières obtenues avec une telle réduction
des volumes d'enseignement !
Deux années déficientes
successives et en chevauchement
Non seulement
cette courte année 2021 fait suite à une année 2020 qui subit de plein fouet la
pandémie, la chevaucha et l'entama largement, mais cette dernière faisait
elle-même suite à l'année 2019 du Hirak qui fut une
année de vaches maigres. Revenons d'abord à cette année universitaire 2019-2020
qui fut une année du sauve-qui-peut pédagogique, qui fut étendue jusqu'à
novembre, mais ce qui ne permit pas pour autant de sauver la mise. En effet,
deux facteurs au moins se conjuguèrent pour rendre vaine cette prolongation de l'année: le système d'enseignement par vagues et la non
disponibilité des transports inter-wilayas jusqu'à la mi-octobre. Ainsi le mois
et demi dévolu à compléter l'année se rétréci à deux semaines dans la plupart
des cas, voire très souvent même en une semaine. La formation des étudiants en
a certainement pâtit, et s'ils devaient arrêter leurs études avec le diplôme
qu'ils poursuivent actuellement, cela serait une formation au rabais qu'ils
auraient reçue.
En effet, deux
ans d'études déficientes ou du moins incomplètes pour une formation de trois
ans (License) ou deux ans (Master) deviennent irrattrapables. Bien entendu, il
y aura toujours, et c'est bien heureux, une frange qui aura visé plus haut et
dont le travail personnel leur aura permis de se hisser au-delà de la masse de
leurs camarades, mais on aura bien compris que je discours sur le niveau global
des étudiants et non de ces cas spéciaux aussi nombreux soient-ils.
L'Enseignement en
distanciel comme vente concomitante et déficiente
Depuis
l'apparition de la pandémie, l'Université s'est engagée de manière résolue dans
l'enseignement virtuel comme stratégie panacée pressante, mais attention à ne
pas se leurrer. L'expérience sur le terrain montre une autre réalité que les
bilans triomphalistes ou même encourageants d'ici et là. Ainsi, la plupart des
collègues de ma faculté qui est pourtant une faculté des Sciences d'une grande
ville universitaire, l?enseignement en mode «virtuel» se réduit encore à envoyer
des fichiers pdf, des liens ou des notes manuscrites
scannés. Il y a absence d'interactivité entre l'enseignant et la classe, pas de
contrôle continu des connaissances (travail à la maison et autres), ou de
contacts personnalisés avec l'enseignant. Or le vrai enseignement à distance,
c'est un enseignement administré par classes virtuelles, pas un processus
d'échange de documents, aussi sophistiqué soit-il. Et là, il n'y a pas lieu de
s'étonner de la difficulté de sa mise en place - même en faisant abstraction de
la nécessité de former les enseignants à cela- quand nous prenons conscience
qu'une bonne partie des étudiants en cité universitaire ou chez eux, n'ont pas
un accès correct à Internet ? A l'heure actuelle, l'enseignement hybride est
donc un leurre et il ne saurait compenser celui en présentiel, même s'il faut
bien commencer quelque part. D'ailleurs, il semblerait que les enseignants des
Sciences sociales et humaines fassent mieux pour ce qui est de poster leurs
cours personnels en ligne et un certain suivi avec leurs étudiants que ceux des
diverses facultés de science et technique.
Troquer une
possible année blanche pour une année creuse
A moins de croire
au miracle, il est clair qu'une année qui commença en mi-décembre voire souvent
en janvier, ne peut se terminer en juin comme si rien n'était. On ne peut pas
compresser deux semestres en un. A ajouter à cela que l'enseignement s'est
déroulé par vagues pour l'extrême majorité des cas, ce qui fait qu'il faudrait
de manière réaliste diviser le temps pédagogique par deux. En effet, cet
enseignement par vagues est en catimini un enseignement en double vacation car
il est patent que l'enseignant qui gère plusieurs vagues n'a pas de don
d'ubiquité, et s'il s'occupe d'une section/classe en présentiel, il ne va
pouvoir s'occuper de l'autre partie en virtuel (Si ce n'est que de leur donner
des documents «à lire» chez eux). En fait cette gestion du temps là où elle fut
appliquée brisa l'échine de l'enseignement. Malgré cela, j'estimerais le taux
de couverture du programme à la moitié ou au tiers de celui normal, et parfois
même moins encore, notamment pour les matières dispensées dans le cadre d'un
enseignement par vagues. Il est d'ailleurs remarquable que certaines facultés
se soient permises de leur propre chef de déroger à la règle et de revenir au
régime normal, du moins en dernière année de License et en Master. Je sais
qu'un certain nombre de mes collègues vont, comme des vierges effarouchées,
prétendre avoir fait bien plus, voire même avoir complété tout le programme !
En analysant leurs performances comme j'ai eu l'occasion de le faire pour le
cas de certains de mes collègues (dont leurs étudiants étaient mes étudiants
aussi), j'ai effectivement pu constater qu'ils avaient accompli une remarquable
«percée» dans le programme mais tout seuls, laissaient le gros des effectifs,
sur la ligne de départ ! Mais on voit bien que vouloir compresser entre
mi-décembre et juin deux semestres comptant idéalement quatorze semaines
chacun, relevait d'une gageure. Ajoutons que les classes de TP (nécessairement
en présentiel) n'ont souvent couvert qu'une fraction des TP proposés
habituellement. Tout responsable de pédagogie qui se respecte devrait se faire
hara-kiri ou à défaut démissionner tant les standards de l'enseignement et
d'acquisition des connaissances se sont effondrés. Encore une fois, nous nous
garderons de généraliser : certains enseignements dans nombre de facultés, à
différentes universités, surtout celles qui n'ont pas suivi le système par
vagues, ont pu s'en sortir de manière acceptable, mais il reste néanmoins que
ce ne fut pas le vécu dans la majorité des cas.
Encore une fois,
il y a cette dure réalité qu'on avait à faire face avec notamment une année
sérieusement raccourcie, qui succéda à une année de pandémie, mais que rien
n'obligeait à la terminer en juin. Il est évident que seul un choix politique
pressant avec en filigrane une volonté de retour à un semblant de normalité
aussi rapidement que possible à rendu l'option de terminer l'année en septembre
inenvisageable. Ainsi en refusant de prolonger l'année ô combien déficiente, on
a troqué une année blanche pour une année creuse.
Une détresse
psychologique profonde
La performance
pédagogique ne se conjugue pas avec le nombre de semaines effectives
d'enseignement ou des considérations liées à la gestion du temps pédagogique,
mais bien dans l'assimilation du contenu et cela est pleinement tributaire de
l'état mental des étudiants. C'est justement l'aspect qui ne semble pas
pondérable mais qui est des plus alarmants dans la situation actuelle, j'ai
nommé l'incroyable état de détresse psychologique de la communauté
estudiantine, et qui fait que nos étudiants en majorité broient le noir et sont
aux abonnés absents. Toute évaluation sérieuse des performances pédagogiques
qui ne tiendrait pas compte de ce facteur ne peut être pertinente. En effet, il
est de la constatation de tous nos collègues que nous avons affaire cette année
à une autre espèce d'apprenants que celle habituelle, notamment des étudiants désintéressés,
impavides, à la limite de l'indifférence, et que même des menaces de sanctions
pour absences répétées ou non remise de homework ne
les émeuvent guère. En bien des aspects ce sont des comportements de zombies...
à qui l'on voudrait presque leur faire subir le test de percussion du marteau à
réflexes. Je ne parle, bien-sûr, que de ceux qui viennent en cours, une
fraction non négligeable des effectifs ayant déserté les classes et sont donc
hors du champ de notre discussion.
Il est à noter
aussi l?inexistence de cellules de soutien psychologique dans nos universités
alors qu'une frange non négligeable de la population estudiantine est précaire
et en état de stress. Mais il faudrait aussi, tant qu'on y est, relever l'état
lamentable du support médical de proximité qui fait cruellement défaut sur nos
campus. A quoi sert-il d'avoir des facultés de Médecine (et de départements de
Psychologie) qui regorgent d'étudiants alors que l'on ne peut mettre plus qu'un
médecin et un infirmier pour une université de 15.000 étudiants, et ce avec
capacité d'intervention médicale prodiguée qui se limite quasiment à la
«consultation» et peut-être des premiers soins et des pansements ? Le comble
est, comme j'ai eu l'expérience récemment avec une étudiante de ma classe, que
l'évacuation doit être prise en charge vers le service d'urgence à l'hôpital
central par taxi payé par la concernée vu que la seule ambulance de
l'université est en panne depuis des années. En face d'un tel désert médical,
demander une prise en charge psychologique peut effectivement paraître
surréaliste.
C'est vrai que
cette année et surtout l'année 2020, il y a eu toute la bonne volonté de
l'actuel ministre de l'Enseignement supérieur et des services centraux du
ministère pour répondre avec compréhension et clémence aux besoins et
expectations des étudiants, et ce à travers maints arrêtés et notes
d'orientation proprement révolutionnaires par rapport aux périodes antérieures.
On s'empresse d'ajouter, que vu l'ampleur du chantier des réformes nécessaires
et les déficiences structurelles de l'Université qui se sont accumulées au fil
des ans, on est toujours très loin du compte quant à sa performance globale.
Un mois creux
Là, je vais
aborder un sujet qui va faire grincer des dents. Il s'agit du mois de Ramadhan
qui est et reste le mois de tous les superlatifs... et des excès. Autant livrer
mon jugement d'emblée ; ventres creux mais aussi mois creux académiquement. En
effet, les enseignants les plus «populaires» ont pu difficilement drainer à
leurs cours la moitié des effectifs de leurs classes, tandis que d'autres
collègues n'ont souvent pu maintenir un minimum et certains n'ont pas enseigné
durant tout le mois. Et là encore, même constatation : des étudiants
physiquement présents mais mentalement absents, aux regards hagards,
impassibles et sans aucune réactivité, ... Pour couronner le tout, les rangs
déjà parsemés des étudiants se sont vidés complètement durant la dernière
semaine avant l'Aïd, puisque dans un mouvement coordonné dont ils ont le
secret, ils se sont tous passés le mot pour sécher les cours et retourner chez
eux, et cela à travers la plupart des universités du pays à ce que je sache.
Notons que cela n'est pas inhabituel que les étudiants comme un seul homme et
toutes facultés confondues sèchent une semaine, mais cela se déroule en général
pour conclure une période d'enseignement relativement chargée et sans vacances.
Dans notre cas, cette fuite collective fut pour couronner une période quasiment
vide d'enseignement !
Prolonger l'année
universitaire ou pas ?
Notons que le
fait d'avoir prolongé l'année au 15 juillet comme l'instaure la note
ministérielle fixant les vacances universitaires n'aura que peu d'effet en
pratique puisque tous les examens y compris les rattrapages et les
délibérations se terminent effectivement en fin juin ou au mieux au début
juillet. Quant à la possibilité évoquée dans ce même arrêté ministériel de
prolonger l'année jusqu'au 31 juillet si nécessaire, elle n'est pas réaliste vu
que les restaurants et cités universitaires auront été fermés depuis belle
lurette et la signature des PV de sortie est programmée pour le 15 juin. Il
serait d'ailleurs intéressant de voir comment une ou plusieurs spécialités qui
n'auraient pas terminé pourraient garder à elles seules ouverte toute une
Université au-delà du 15 juin. En fait, le Conseil d'Université aurait
certainement tué dans l'œuf une telle incongruité. Puis comme m'ont candidement
déclaré des responsables administratifs droits dans leurs bottes, ils ne sont
pas prêts à vivre un autre été avec des vacances tronquées comme celles de
l'été 2020.
Il est aussi fort
probable que les mémoires de Master dont le dépôt intervient ces jours-ci vont
aussi être victimes de cette «compression» pédagogique. Le mémoire selon les
textes officiels qui correspond à quelque trois cents heures de travail (soit
30 crédits), se sera fait en une portion du temps prévu vu que le dernier
semestre consacré à la préparation du mémoire de Master a débuté, dans la
plupart des cas, en mars. Inutile de dire, même s'il s'agit de ne pas
généraliser, que le contenu qui se sera élaboré en un tel temps record sera
bien léger par rapport à ce qui est demandé, et en résultera des thèses de
mémoire plutôt chétives.
Des cerveaux
caverneux
En conclusion, il
est patent que transmettre un enseignement adéquat requiert un temps
pédagogique incompressible, et ce temps-là cette année s'est réduit comme une
peau de chagrin lorsqu'une année d'études fut écourtée en un gros semestre.
Ajoutons que le passage en enseignement hybride ne se décrète pas mais est le
fruit d'un travail de longue haleine demandant un déploiement de moyens
considérables, un accompagnement technique rigoureux et une adhésion forte tant
des enseignants que des étudiants. Que cette année ait pu donc être compressée
au-delà des limites physiques, est une indication que son contenu, dans bien
des cas, s'était largement évaporé et que ce qu'on a compressé ressemblait plus
à du vide.
*Département de
Physique, Université Constantine1