Discutons d'un
sujet qui peut fâcher, la situation de nos Écoles Normales Supérieures
distribuées à travers le territoire national, ces instituts de formation
dépendants du Ministère de l?Enseignement Supérieur et dont la mission est de
former les générations d'enseignants pour l'Éducation Nationale tous paliers
confondus. J'ai enseigné à un de ces instituts au tout début de ma carrière et
j'ai continué à le faire de manière intermittente ces dernières décennies, de
même que j'ai interagi avec son corps enseignant et ses étudiants à travers
conférences et ateliers de formation. Ceci me permet de dire que c'est une des
missions des plus noble qui soit et c'est là où on
trouve des gens au grand cœur qui ont fait du métier d'éducateur une véritable
vocation. Le constat que je vais dresser du secteur avec tout mon
investissement affectif ne pourra prétendre être neutre et il le ne saura
d'ailleurs pas vu l'ampleur du sinistre qui l'atteint, secteur qui se devrait
d'être le fleuron de l'éducation nationale.
Qu'a-t-on fait de
nos meilleurs élèves ?
Ces quelque onze
Écoles Supérieures réparties à travers le territoire national qui accueillent
chaque année la crème des bacheliers, sont supposés former un corps
d'enseignants d'élite à même de renouveler l'encadrement de nos écoles,
collèges et lycées et pour lesquelles tout le monde se plaint de la qualité de
l'enseignement dont une bonne partie de leurs effectifs ont été recrutés sur le
tas, traînant aussi une flopée «d'anciens combattants» qui n'avaient pas les
qualifications requises. Quoique pas aussi prestigieuse que les études de
médecine, l'admission aux ENS exige une moyenne au bac de jusqu'à quatorze pour
les postulants au niveau lycée en plus d'un entretien rigoureux. Ces étudiants
privilégiés ont la garantie à la fin de leurs études d'obtenir un poste dans
l'enseignement, malgré les tiraillements liés aux affectations comme nous
l'avons vu il n'y a pas si longtemps avec leur longue et douloureuse grève
nationale.
Pourtant à y bien
regarder, ce sont des institutions coupées du monde universitaire, même si les
programmes ressemblent pour les premières années à ceux de l'Université. Mais
le contenu est trompeur tout est dans l'environnement intellectuel et
l'attitude tant des enseignants que des étudiants et c'est là où le bât blesse.
En effet, tout le monde se comporte comme si leur horizon cognitif était celui
de l'éducation nationale, et au meilleur des cas où le plafond serait la
Terminale. Étant mentalement conditionné par cela, ils perdent toute motivation
à s'élever à un niveau de connaissance disons équivalent à la licence des
établissements universitaires ordinaires. Le programme est allégé ou minimal,
les exigences de performance calquées sur ce que leur seront demandés dans leur
vie professionnelle de futurs enseignants avec peut-être un modicum
de supplément de connaissance pour maintenir une « avance cognitive » sur leurs
élèves futurs. La question lancinante et mortelle sur toutes les lèvres, voire
sur toutes les bouches lorsque les exigences de performance supérieures est mis
en débat : Mais pour quoi faire ? En fait après des discussions serrées avec
des enseignants de l'ENS, ils s'avèrent que ce sont souvent eux-mêmes qui
distillent cette vision restrictive aux étudiants et crée ainsi un climat de
sous accomplissement.
Inutile d'ajouter
que ces étudiants sont aussi hermétiquement coupés du monde de la recherche qui
est pourtant une motivation importante des étudiants des formations régulières,
motivation qui augmente en crescendo au fur et à mesure que ces derniers
traversent les phases de Licence puis Master enfin Doctorat. Cette recherche
peut certes être souvent qualifiée de bas niveau par rapport à ce qu'il fait
dans les pays développés, mais cela est un autre sujet.
Des no man's land
de la connaissance
Ainsi ces
brillants étudiants au lycée s'ayant perçu une
vocation de pédagogue vont vite perdre pied dans ces ENS et devenir de pales
reflets de ce qu'ils furent dans leur parcours scolaire précédent. L'excellence
se nourrit, et évoluer dans un environnement de non compétitif voire de
nonchalance, tout en s'abreuvant d'autosuffisance laisse des traces parfois
indélébiles.
Le test amer qui
résume le tout est que leur niveau académique (laissant de côté leur formation
pédagogique) est faible et parfois abyssal, aussi ne sont-ils pas compétitifs
dans les concours universitaires nationaux d'accès aux spécialités. Ceci est
illustré par le cas par exemple de l'Université de Constantine ou en interne il
fut décidé, il y a de cela plusieurs années, d'exclure d'accès les étudiants
des ENS de tous les Masters de physique. Cette mesure extrême qui semble être
même en porte-à-faux avec les instructions ministérielles, a été justifié au vu de leur niveau trop souvent lamentable. Ceci
renvoie encore plus ces étudiants à leur unique vocation d'enseignants du
secondaire, leur fermant de manière hermétique leur horizon déjà limité.
Certains par méchanceté leur reprocheront d'avoir troqué l'incertitude des
études universitaires régulières pour la voie de la facilité et de la sécurité
et qu'ils n'ont finalement que ce qu'ils méritent.
Ajoutons que
leurs enseignants font largement partie du problème n'ayant souvent pas le
niveau requis pour enseigner ces étudiants qui à la base sont brillants, et qui
transforment ces ENS en No Man's Land de la connaissance. Ils leur inculquent
un parcoeurisme et une discipline d'une époque
révolue, sans aucune flexibilité ni aucun challenge cognitif véritable. Ainsi
ils pourraient pour les physiciens ne pas avoir été exposé à des sujets quelque
peu avancés, sans parler de rudiments de cosmologie moderne, les progrès
récents en physique de la matière condensée, la physique des particules, tous
ces domaines ou chaque année des prix Nobel sont décernés. Pour les
biologistes, ils ont pu ne pas avoir été exposés à la théorie de l'évolution
etc. Le problème est aggravé par le recours des ENS à des vacataires qui sont
souvent des retraités de l'Université ou pire encore du secondaire et qui,
véritables dinosaures, n'ont strictement rien à apporter. Le fleuve tranquille
de la routine d'un enseignement ronronnant s'écoule durant toutes ces années de
formation, stérilisant voire délétère. Sa source est la signature du contrat
avec l'Education nationale au tout premier mois des études de l'étudiant, et
son embouchure est le douillet poste d'enseignant en fin de formation.
Comment Sortir
nos ENS de ce Bourbier ?
En fait il n'y a
pas de solution simple, les acteurs eux-mêmes ne pouvant pas se «boots trappés»
hors du carcan de l'horizon ultime qu'est pour eux l'enseignement secondaire.
Tout en reconnaissant l'abnégation et la bonne volonté chez nombre des enseignants
des ENS, ils n'ont cependant pas les ressources intellectuelles et en
particulier une vision claire de leur mission pour se désembourber eux-mêmes.
Il est absolument
vital que d'abord nos ENS réintègrent de fait l'enseignement supérieur, même si
sur le papier ils ne l'ont jamais quitté. En premier lieu qu'ils reprennent
contact avec le monde de la recherche scientifique. L'apprentissage dans le
monde se fait désormais par la recherche dès le primaire ou l'esprit
scientifique, la saveur et les joies de l'investigation sont inculqués. Il y a
ainsi des programmes tels que la Main à la Pâte, Graines de Chercheurs,
Premiers de Cordée pour les tranches d'âge allant jusqu'au lycée. Pour les
étudiants tels que ceux de nos ENS, il faudrait organiser impérativement des
Master classes, ce nouveau concept de formation, pour les initier à des aspects
avancés de la recherche à la portée des lycéens et des étudiants en début de
carrière. Ainsi participeraient-ils à de vraies expériences au CERN en physique
des particules, à bord de l'ISS pour élaborer des produits nouveaux ou étudier
des aspects de la physiologie de plantes et animaux en apesanteur... le tout
souvent en simple mode remote. Il n'est plus permis
de priver nos futurs enseignants, et par ricochet les élèves, des différents
paliers de participer à cette entreprise exaltante que constitue la recherche
qui se fait, même avec des contributions modestes.
Cela implique que
la mission de ces étudiants ne soit plus confinée à enseigner du mieux qu'ils
peuvent, mais aussi d'être des créateurs de connaissance. Il faut aussi
impérativement encourager et faciliter aux meilleurs d'entre eux l'accès aux
études supérieures par voie de détachement et non pas en double charge comme
cela se fait actuellement pour la minorité à qui il est permis de poursuivre
des études de Master.
Il faudrait aussi
que les critères de recrutement du corps enseignant des ENS soient revus et que
ces enseignants se doivent impérativement être des enseignants chercheurs,
membres actifs de laboratoires au sein des ENS elles-mêmes ou une des
Universités avoisinantes. Il faudrait enfin s'inspirer des institutions
similaires dans d'autres pays tels que les ENS françaises qui dispensent une
préparation intellectuelle intense centrée sur l'apprentissage et l'innovation,
et qui sont devenus aussi des hauts lieux de la recherche académique. Ils
organisent les concours d'agrégation et intègrent les études de doctorat dans
leurs missions.
Il faudrait avant
tout cela reconnaître que les ENS sont des zones « sinistrées », que l'on mette
les moyens pour redresser la situation qui sera nécessairement une opération de
longue haleine, et que l'on ne pratique pas la politique de l'autruche à leur
égard.
*Département de
Physique, Mentouri Univ.
Constantine1